Corps-maison-Cosmos
Nous avons vu que l’homme religieux vit dans un Cosmos « ouvert » et qu’il est « ouvert » au Monde. Entendez par là :
- Qu’il est en communication avec les dieux;
- Qu’il participe à la sainteté du Monde
Que l’homme religieux ne puisse vivre que dans un monde « ouvert », nous avons eu l’occasion de la constater en analysant la structure de l’espace sacré : l’homme désire se situer dans un « centre », là où existe la possibilité de communiquer avec les dieux.
Son habitation est un microcosmos; son corps l’est d’ailleurs aussi. L’homologation maison-corps-Cosmos s’impose assez tôt. Insistons un peu sur cet exemple, car il nous montre en quel sens les valeurs de la religiosité archaïque sont susceptibles d’être réinterprétées par les religions, voir les philosophies ultérieures.
La pensée religieuse indienne a abondamment utilisé cette homologation traditionnelle : maison-Cosmos-corps humain, et l’on comprend pourquoi : le corps, comme le Cosmos, est, en dernière instance, une « situation », un système de conditionnements qu’on assume.
La colonne vertébrale est assimilée au Pilier cosmique (skambha) ou à la Montagne Meru, les souffles sont identifiés aux vents, le nombril ou le cœur au « Centre du Monde », etc. Mais l’homologation se fait aussi entre le corps humain et le rituel dans son ensemble : la place du sacrifice, les ustensiles et les gestes sacrificiels sont assimilés aux divers organes et fonctions physiologiques. Le corps humain, homologué rituellement au Cosmos ou à l’autel védique (qui est une
imago mundi), est également assimilé à une maison. Un texte hathayogique parle du corps comme d’« une maison avec une colonne et neuf portes ».
En un mot, en s’installant consciemment dans la situation exemplaire à laquelle il est en quelque sorte prédestiné, l’homme se « cosmise »;
il reproduit à l’échelle humaine le système des conditionnements réciproques et des rythmes qui caractérise et constitue un « monde », qui, en somme, définit tout univers. L’homologation joue également dans le sens contraire : à leur tour, le temple ou la maison sont considérés comme un corps humain. L’« œil » du dôme est un terme fréquent dans plusieurs traditions architecturales.
Mais il importe de souligner un fait : chacune de ces images équivalentes – Cosmos, maison, corps humain – présente ou est susceptible de recevoir une « ouverture » supérieure rendant possible le passage dans un autre monde. L’orifice supérieur d’une tour indienne porte, entre autres, le nom de
brahmarandhra. Or, ce terme désigne
l’« ouverture » qui se trouve au sommet du crâne et qui joue un rôle capital dans les techniques yogico-tantriques, c’est par là également que s’envole l’âme au moment de la mort. Rappelons à ce propos la coutume de briser le crâne des yogis morts pour faciliter le départ de l’âme.
Cette coutume indienne à sa réplique dans les croyances, abondamment répandues en Europe et en Asie, que l’âme du mort sort par la cheminée (trou de fumée) ou par le toit, et notamment par la partie du toit qui se trouve au-dessus de l’« angle sacré ». En cas d’agonie prolongée, on enlève une ou plusieurs planches du toit, ou même on le brise. La signification de cette coutume est évidente : l’âme se détachera plus facilement de son corps si cette autre image du corps-Cosmos qu’est la maison est fracturée dans sa partie supérieure.
Évidemment, toutes ces expériences sont inaccessibles à l’homme areligieux, non seulement parce que, pour celui-ci, la mort a été désacralisée, mais aussi parce qu’il ne vit plus dans un Cosmos proprement dit et ne se rend plus compte qu’avoir un « corps » et s’installer dans une maison équivaut à assumer une situation existentielle dans le Cosmos.
Il est remarquable que le vocabulaire mystique indien ait conservé l’homologation homme-maison et notamment l’assimilation du crâne au toit ou à la coupole. L’expérience mystique fondamentale, c’est-à-dire le dépassement de la condition humaine, est exprimée par une double image : la rupture du toit et le vol dans les airs. Les textes bouddhistes parlent des Arhats qui « volent dans les airs en brisant le toit du palais », qui, « volant par leur propre volonté, brisent et traversent le toit de la maison et vont dans les airs ». Ces formules imagées sont susceptibles d’une double interprétation : sur le plan de l’expérience mystique, il s’agit d’une « extase » et donc de l’envol de l’âme par le
brahmarandra ; sur le plan métaphysique, il s’agit de l’abolition du monde conditionné. Mais les deux significations du « vol » des Arhats expriment la rupture de niveau ontologique et le passage d’un mode d’être à un autre, ou, plus exactement, le passage de l’existence conditionnée à un mode d’être non-conditionné, c’est-à-dire de parfaite liberté.
Dans la plupart des religions archaïques, le « vol » signifie l’accès à un mode d’être surhumain (Dieu, magicien, « esprit »), en dernière analyse, la liberté de se mouvoir à volonté, dont une appropriation de la condition de l’« esprit ». Pour la pensée indienne, l’Arhat qui « brise le toit de la maison » et s’envole dans les airs illustre d’une manière imagée qu’il a transcendé le Cosmos et a accédé à un mode d’être paradoxal, voire impensable, celui de la liberté absolue (quelque nom qu’on lui donne :
nirvâna, asamskrta, samâdhi, sahaja, etc.) Sur le plan mythologique, le geste exemplaire de la transcendance du Monde est illustré par Bouddha, proclament qu’il a « brisé » l’œuf cosmique, la « coquille de l’ignorance », et qu’il a obtenu « la bienheureuse, l’universelle dignité de Bouddha ».
Cet exemple nous montre l’importance de la pérennité des symbolismes archaïques relatifs à l’habitation humaine, ces symbolismes expriment des situations religieuses primordiales, mais ils sont susceptibles de modifier leurs valeurs en s’enrichissant de significations nouvelles et en s’intégrant dans des systèmes de pensée de plus en plus articulés.
On « habite » le corps de la même façon qu’on habite une maison ou le Cosmos qu’on s’est crée soi-même. Toute situation légale et permanente implique l’insertion dans un Cosmos, dans un Univers parfaitement organisé, donc imité du modèle exemplaire, la Création. Territoire habité, Temple, maison, corps, nous l’avons vu, sont des Cosmos. Mais, chacun selon son mode d’être, tous ces Cosmos gardent une « ouverture », quelle que soit l’expression choisie par les diverses cultures (l’« œil » du Temple, cheminée, trou de fumée,
brahmarandhra, etc.).
D’une façon ou d’une autre, le Cosmos que l’on habite – corps, maison, territoire tribal, ce monde-ci dans sa totalité – communique par en haut avec un autre niveau qui lui est transcendant.
Il arrive que dans une religion acosmique, comme celle de l’Inde après le bouddhisme, l’ouverture vers le plan supérieur n’exprime plus le passage de la condition humaine à la condition surhumaine, mais la transcendance, l’abolition du Cosmos, la liberté absolue. La différence est énorme entre la signification philosophique de l’« œuf brisé » par Bouddha ou du « toit » fracturé par les Arhats et le symbolisme archaïque du passage de la Terre au Ciel le long de l’Axis Mundi ou par le trou de fumée. Il reste que la philosophie comme les mystiques indiennes ont choisi de préférence, parmi les symboles qui pouvaient signifier la rupture ontologique et la transcendance, cette image primordiale de l’éclatement du toit.
Le dépassement de la condition humaine se traduit, d’une façon imagée, par l’anéantissement de la « maison », c’est-à-dire du Cosmos personnel que l’on a choisi d’habiter. Toute « demeure stable » où l’on s’est « installé » équivaut, sur le plan philosophique, à une situation existentielle qu’on a assumée. L’image de l’éclatement du toit signifie qu’on a aboli toute « situation », qu’on a choisi non l’installation dans le monde, mais la liberté absolue qui, pour la pensée indienne, implique l’anéantissement de tout monde conditionnée.
Il n’est point nécessaire d’analyser longuement les valeurs accordées par un de nos contemporains non-religieux à son corps, à sa maison et à son univers, pour mesurer l’énorme distance qui le sépare des hommes appartenant aux cultures primitives et orientales dont nous venons de parler. De même que l’habitation d’un homme moderne a perdu ses valeurs cosmologiques, son corps est privé de toute signification religieuse ou spirituelle. En raccourci, on pourrait dire que, pour les modernes dépourvus de religiosité, le cosmos est devenu opaque, inerte, muet : il ne transmet aucun message, n’est porteur d’aucun « chiffre ». Le sentiment de la sainteté de la Nature survit aujourd’hui en Europe, surtout chez les populations rurales, parce que c’est là que subsiste un christianisme vécu en tant que liturgie cosmique.
Quant au christianisme des sociétés industrielles, surtout celui des intellectuels, il a perdu depuis longtemps les valeurs cosmiques qu’il possédait encore au Moyen Âge. Non que le christianisme urbain soit nécessairement « dégradé » ou « inférieur », mais la sensibilité religieuse des populations urbaines en est gravement appauvrie. La liturgie cosmique, le mystère de la participation de la Nature au drame christologique sont devenue inaccessibles aux chrétiens vivant dans une ville moderne. Leur expérience religieuse n’est plus « ouverte » vers le Cosmos.
C’est une expérience strictement privée; le salut est un problème entre l’homme et son Dieu; dans le meilleur des cas, l’homme se reconnaît responsable non seulement devant Dieu, mais aussi devant l’Histoire. Mais dans ces rapports : homme-Dieu-Histoire, le Cosmos ne trouve aucune place. Ce qui laisse à supposer que, même pour un chrétien authentique, le Monde n’est plus senti comme œuvre de Dieu.